Le premier maire noir d'Irlande
LE MONDE 30.11.07 15h31 • Mis à jour le 30.11.07 15h31
DUBLIN ENVOYÉE SPÉCIALEC'était il y a quinze ans à peine. Dans un bed & breakfast de la campagne d'Irlande, une vieille dame accueillait deux voyageuses. L'une d'elles avait la peau noire. La vieille Irlandaise, qui n'avait jamais rien vu de pareil sauf à la télévision, en fut toute désarçonnée. Soucieuse de bien faire, elle demanda en chuchotant à l'oreille de la jeune Blanche : "Qu'est-ce qu'elle mange ?"
Même décor, quinze ans après : le 28 juin 2007, Rotimi Adebari, nigérian, 43 ans, est élu maire de Portlaoise, une petite ville de 18 000 habitants en grande banlieue de Dublin. Le premier maire noir de l'histoire d'Irlande. Un événement inouï pour les vieilles dames des bed & breakfast comme pour la plupart des Irlandais qui, encore récemment, n'avaient jamais vu chez eux que des Blancs à taches de rousseur. Qui pouvait penser émigrer dans un pays rongé par la misère ? L'Irlande, on la quittait. La croissance fulgurante de l'économie, dans les années 1990, a soudain changé la donne. En 1997, une école secondaire de Dublin accueillait son premier élève non irlandais. Aujourd'hui, environ 14 % de la population d'Irlande est étrangère.
Les Nigérians, anglophones, sont parmi les premiers à immigrer dans l'île. Parmi les premiers, aussi, à s'engager en politique. "C'est une caractéristique irlandaise, constate Bryan Fanning, chercheur sur l'immigration à l'université de Dublin : les Africains y sont politiquement très actifs. Contrairement à la plupart des immigrés d'Europe, ils arrivent en Irlande avec l'idée d'y rester. Et contrairement à eux, ils ne bénéficient pas des mêmes droits que les Irlandais. Outre le racisme, présent comme partout, ils doivent se battre pour mériter leur citoyenneté. Rotimi Adebari est un visage de la nouvelle Irlande."
Dans l'Irlande blonde, rousse, catholique et amatrice de Guinness, Rotimi Adebari est noir, protestant et peu porté sur les pubs. Il vous accueille gentiment entre deux rendez-vous, toujours pressé et peu bavard, le costume-cravate impeccable, le sourire poli. Il est à la mairie le matin, file à l'université de Dublin l'après-midi, où se trouve le bureau d'une des nombreuses organisations qu'il anime pour favoriser l'intégration et encourager le "dialogue interculturel". Il est attendu à Londres le lendemain et vous concède tout juste deux heures à la cantine de l'université, happé par son téléphone et les rendez-vous que lui rappelle sa secrétaire. A l'idée de parler de lui, il soupire. "Un journal m'a déjà pris en photo une fois, pourquoi recommencer ?"
Un jour de juillet 2000, Rotimi Adebari a quitté le Nigeria. Pas pour fuir une guerre civile qui avait pris fin en 1970, quand il était encore enfant. Ni en raison du régime politique, revenu peu ou prou à la démocratie après des années de dictature militaire. Pas à cause d'une pauvreté qui lui a été épargnée : son père était ingénieur dans une entreprise française de travaux publics et ce que l'Occident appelait le "choc pétrolier", au milieu des années 1970, résonnait en "boom économique" au Nigeria, grand producteur d'or noir.
Rotimi Adebari a demandé l'asile en Irlande mais s'il boite lourdement en portant son plateau de cantine, c'est moins la trace d'une ancienne opposition politique que celle d'un passé de joueur de haut niveau dans un sport d'élite. Une mauvaise chute a mis fin d'un coup à sa carrière tennistique alors qu'il concourait au niveau national. Elève exceptionnel, il avait étudié les sciences politiques et économiques, enseigné quelque temps l'économie, travaillé comme journaliste à la télévision... puis décidé de tout quitter.
Le visage si tranquille se crispe d'un coup, les doigts tapotent la table nerveusement. "Les raisons pour lesquelles j'ai quitté mon pays, lâche-t-il après un silence, renvoient à un passé sur lequel je n'ai pas envie de revenir. Mon père était musulman. Un vrai et solide musulman. En 1991, je me suis converti au christianisme - protestant ou catholique, nous ne faisons pas la distinction chez nous. Vous ne saurez pas ce que j'ai vécu. Disons, pour faire vite, que ma conversion n'a pas plu à mon père. Que la vie est devenue assez insupportable pour que je veuille m'en aller. Loin."
"Loin", ce sera l'Irlande. Un pays en plein développement qui attire les émigrants du monde entier. Au Nigeria, Rotimi Adebari et sa femme Ronke, chrétienne elle aussi, ont sympathisé avec un prêtre irlandais. "L'Irlande est le pays des mille bienvenues, leur promet-il. Les offres d'emploi pleuvent. Allez-y !" Avec leurs deux premiers enfants, ce jour de l'année 2000, Rotimi et Ronke atterrissent sur le tarmac de l'aéroport de Dublin.
Le pays des mille bienvenues commence par leur refuser le droit d'asile. La drôle d'histoire du premier maire noir d'Irlande débute ainsi, par son exclusion d'Irlande. La chance fait le reste. Il fait appel du jugement, sans grand espoir. Tout juste deux semaines avant l'expiration du délai, la femme de Rotimi met au monde leur troisième enfant. Or une loi nationale, qui n'existe plus depuis 2004, garantit alors la nationalité irlandaise aux enfants nés sur le sol irlandais et, pour les parents, le droit d'y résider. Comme la plupart des 25 000 Africains ayant émigré sur l'île depuis le milieu des années 1990, la famille de Rotimi Adebari en a bénéficié... in extremis. "Je comprends que les Irlandais aient mis fin à cette loi, dit doucement Rotimi Adebari. Mais si notre enfant était né deux semaines plus tard, où serions-nous aujourd'hui ? Où sont ceux qui n'ont pas eu ma chance ?"
Le maire de Portlaoise n'est pas irlandais mais "résident étranger", et en cette qualité autorisé par la loi à se présenter aux élections locales. Alors qu'il était encore demandeur d'asile, Rotimi Adebari avait regardé les annonces de maisons à louer. Le hasard l'avait envoyé dans cette petite ville dont il ne savait même pas prononcer le nom si gaélique (portliech). A peine arrivé, il s'est engagé au service de la communauté.
David Finane n'est pas près de l'oublier. En 2002, cet ancien chômeur s'était inscrit au Job's Club, dépendance de l'agence nationale pour l'emploi. Dans le groupe de demandeurs d'emploi était arrivé ce Noir élégant, le premier que David voyait en Irlande. La responsable de la formation venait de se casser une jambe et le petit groupe se retrouvait sans tuteur. "Nous étions tous désemparés, les bras ballants, raconte David, l'ancien compagnon de chômage. Rotimi a aussitôt pris les choses en main. Très calmement, il nous a proposé de nous réunir, de lire les journaux, d'étudier ensemble les annonces d'emploi et de tout mettre en commun. Il a fait venir au club des amis noirs, demandeurs d'asile. Il a invité des psychologues pour nous aider. Il nous a redonné un moral d'acier."
Quelques années plus tard, Rotimi Adebari rend visite à un conseiller municipal de la ville, Tom Jacob. "Il n'était pas familier du système politique irlandais, raconte celui-ci. Il m'a posé des tas de questions sur les lois et les partis, et comme je concourais en indépendant, il m'a proposé de faire campagne avec moi pour les municipales. Il voulait faire de l'intégration des minorités ethniques sa priorité, cela m'intéressait. Nous avons fait équipe."
A Portlaoise, on commençait à murmurer le nom de Rotimi Adebari. Il avait aidé les chômeurs, puis fondé une association d'aide à l'emploi, à l'époque peu lointaine où l'économie irlandaise était à l'agonie. Il animait déjà une émission hebdomadaire de débats de société sur une radio locale et commençait à donner dans le comté des conférences sur les échanges interculturels.
Chrétien fervent, protestant, on le voyait se rendre chaque dimanche au temple d'une ville voisine et éviter de fréquenter l'église évangélique de Portlaoise, dont le pasteur est nigérian, pour ne pas donner de lui une image communautariste. Certains lui étaient reconnaissants d'avoir changé positivement la perception des quelque 200 ou 300 Nigérians de la ville. "Il y avait un ressentiment à l'égard de cette communauté, raconte Tom Jacob. Ils n'étaient pas familiers de nos règles, doublaient tout le monde au supermarché ou au restaurant, n'envoyaient pas leurs enfants à l'école... Rotimi les a convaincus d'évoluer, de scolariser leurs enfants. Ils se sont mieux intégrés."
Le 28 juin 2007, quatre partis se partagent à la proportionnelle les 9 sièges du nouveau conseil municipal. Les deux candidats indépendants obtiennent 2 sièges. Issu d'une des parties représentées, le maire est désigné par rotation pour un an. Tom Jacob propose que Rotimi Adebari soit le premier de la législature : 3 votent contre, 6 votent pour. "Le fait que Rotimi Adebari soit à cette place est un signe que notre pays a enfin grandi", dit Tom Jacob.
A une centaine de kilomètres de Portlaoise, au Théâtre national de Dublin, le "signe" est déjà arrivé sur scène. L'écrivain irlandais Roddy Doyle et le Nigérian Bisi Adigun viennent d'y transposer The Playboy of the Western World, une pièce du répertoire irlandais du XIXe siècle. Pour la première fois, sous leur plume trempée dans le réel, le village rural de l'ouest de l'Irlande devient la banlieue ouest de Dublin. Et le fameux héros irlandais, un demandeur d'asile de bonne éducation... noir.
Marion Van Renterghem
Article paru dans l'édition du 01.12.07