Le defi du XXIeme siecle: passer d'une economie du jetable a une economie du durable renouvelable.
La croissance en question
LE MONDE 31.05.07 09h41 • Mis à jour le 31.05.07 09h47
Croissance, croissance, croissance ! Economistes, politiques, entrepreneurs, journalistes, tous n'ont que ce mot à l'esprit quand il s'agit de parler des solutions à apporter aux maux de la société. Souvent, ils oublient même que leur mot fétiche n'est qu'un moyen, et le posent en objectif absolu, qui vaudrait par lui-même.
Cette obsession, qui rassemble la droite et la gauche, est aveugle à l'ampleur de la crise écologique : changement climatique, mais aussi crise historique de la biodiversité et contamination chimique de l'environnement et des êtres. C'est que l'instrument qui sert de boussole aux responsables, le PIB (produit intérieur brut), est dangereusement défectueux : il n'inclut pas la dégradation de la biosphère. Cela signifie que nous contractons à l'égard de celle-ci une dette toujours croissante. La dérégulation émergente des grands écosystèmes planétaires est le prix de cette dette. Si rien ne change, les annuités ne vont plus cesser de s'en alourdir.
L'obsession de la croissance est aussi idéologique, car elle fait abstraction de tout contexte social. En fait, la croissance ne fait pas en soi reculer le chômage : "Entre 1978 et 2005, le PIB en France a connu une croissance de plus de 80 %, remarque Nicolas Ridoux dans le journal La Décroissance d'avril. Dans le même temps, non seulement le chômage n'a pas diminué, mais il a doublé, passant de 5 à 10 %." Le Bureau international du travail et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement confirment : malgré une hausse du PIB mondial de 5 % par an, le chômage ne diminue pas. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale observent aussi que l'élévation du PIB ne fait pas reculer la pauvreté ni l'inégalité. En réalité, l'invocation permanente de la croissance est un moyen de ne pas remettre en cause l'inégalité extrême des revenus et des patrimoines, en faisant croire à chacun que son niveau de vie va s'améliorer.
Il y a urgence à réinterroger le sens et le contenu de cette obsession moderne. Une piste nouvelle est de viser la réduction des consommations matérielles, c'est-à dire des prélèvements que nous faisons sur les ressources naturelles. Un rapport du Parlement européen, présenté en mars par la députée Kartika Tamara Liotar, le propose : "Il convient de réduire par quatre, à l'horizon 2030, la consommation de ressources primaires non renouvelables dans l'Union européenne."
Rares sont les politiques qui prennent conscience de l'urgence. Le 16 janvier, dans une conférence de presse à Paris, Alain Juppé déclarait : "C'est une autre croissance qu'il faut inventer, qui s'accompagne d'une décroissance des gaspillages, et nous avons besoin, dans un monde frappé par la pauvreté et les inégalités, d'une croissance moins consommatrice des énergies et des ressources non renouvelables, une croissance respectueuse des équilibres naturels, une croissance qui s'accompagne d'autres modalités de consommation et de production." Très beaux mots. Qu'il faut faire vivre, Monsieur le Minitre.
Hervé Kempf
L'Irlande, ce "modele" que je suis venue un jour etudier de toute la force de mes neurones jadis admiratives, connait elle-meme la difficulte de se renouveler continuellement pour faire face aux imperatifs d'une croissance soutenue en permanence. Le plein-emploi, meme en situation de pression constante sur les travailleurs et d'operation seduction permanente envers les investisseurs, ce n'est pas si evident que ca. La recette de l'equilibre, comme celle du souffle au fromage, est subtile, et l'alchimie delicate a realiser.
L'Irlande est actuellement parmi les economies les plus globalisees du monde, avec le Bresil, la Chine, l'Inde, et d'autres pays emergents leaders dans la course a la croissance effrenee, ce qui signifie qu'elle depend massivement de l'intervention exterieure pour nourrir une force de travail abordable, l'nvestissement et les debouches, bien au dela de l'Union Europeenne, dont elle ne sait se contenter.
Face a des pays redoutablement competitifs, la competitivite de la nation irlandaise qui a desormais emerge sur le plan economique, elle, a desormais du poids dans l'aile. En 2006, 25 000 emplois ont ete perdus, au prix souvent de fermetures d'entreprises (industrie et services confondus) et delocalisations sauvages jetant les ouvriers sur le trottoir du jour au lendemain avec un maigre Pack chomage non negociable entre les mains. En 2007, pour rester competitive et maintenir sa croissance et son train de vie, l'Irlande doit creer 40 000 emplois. Cela necessiterait des investissements publics en terme de recherche et innovation qui ne sont pas actuellement prevus, tout comme en France: on essaie de continuer selon une recette qui desormais a vieilli alors que d'autres inventent leur propre modele. La croissance prevue en Irlande pour 2007 tournait autour de 5%; objectif revu a la baisse: 4%. On prevoit des pertes d'emploi dans le secteur de la construction, qui va ralentir, inevitablement.
Car jusqu'ou la croissance, les besoins infinis en Recherche et en Innovation doivent-ils aller? Les ressources et besoins d'une nation et du monde, qui creent les debouches en economie, sont par definition limites. Le constat en Irlande est simple: c'est une ile, jusqu'ou espere-t-on aller? Que ce soit en terme de population, de developpement structurel (immobilier notamment), ou d'economie, l'etat actuel des choses necessite une reflexion profonde.
Cette semaine, 3 degraissages successifs ont ete annonces: Eircom (compagnie de telecommunication semi-privee) supprime 800 emplois; Dell (ordinateurs) supprime 450 emplois; Galtee (viande) supprime 60 a 80 emplois dans une seule et meme localite. L'Irlande est un petit pays, ces emplois non renouveles sont une perte inquietante et l'annonce faite en une seule semaine un impact psychologique non negligeable.
Le modele economique irlandais? Il n'existe pas, pas plus qu'aucun autre. Il est temps de nous resoudre a penser l'organisation de nos societes en d'autres termes que de pure croissance, une simple fuite en avant qui nous empoisonne et nous asphyxie.